Voilà la première vraie soirée d’été après un long hiver qui
ne finissait pas de finir.
En ce vendredi, où que l’on soit à Montréal, on ne peut
manquer les terrasses bondées, les sourires accrochés aux visages, les rires qui
fusent de partout. Nous entamons un long week-end, le soleil est doux, il n’aveugle
pas, il éclaire, il ne brûle pas, il caresse l’épiderme que chacun a pris soin
de découvrir. Les piétons se faufilent entre les gens attablés et les commerces,
admirant aussi bien les décolletés que les assiettes, émoustillant tous les
sens! Le bonheur collectif est palpable (sic). Il y a des soirées comme ça.
Les drames et les petites misères seront oubliés jusqu’au lendemain.
On entend des musiques sans savoir d’où
elles viennent, les verres s’entrechoquent, même la chorégraphie entre cyclistes
et automobilistes se déroule bien. On n’a pas le goût de s’engueuler.
Je fais un arrêt à la Binerie pour me rassasier. Une famille
parisienne est là, au comptoir, on discute un brin, ces gens apprécient l’esprit
festif, une familiarité que l’on retrouverait entre membres d’une même famille,
un héritage européen et une américanité certaine.
Il me faut un café et lire quelques pages. À l’intérieur des
cafés on ne se chamaille pas pour la meilleure place, il n’y a personne, les
gens sont dehors. Après avoir arpenté quelques rues du Plateau je descends la
fière St-Denis. La belle grande rue a le cœur ouvert, on joue dans ses artères
justement! La chirurgie durera tout l’été. Montréal en est là, il faut tout
refaire sous les rues.
J’arrive au parc Émilie Gamelin. Un spectacle y a cours et
une bonne foule écoute de la musique Klezmer. L’orchestre est solide, les
gens rient, dansent, ils sont beaux. Historiquement, ce parc était occupé par des
punks, des revendeurs de drogue. Les résidents étaient privés de leur
parc. On y a donc aménagé un kiosque alimentaire original, on s’y désaltère, on
y mange, il y a une scène, des équipements théâtraux, des éclairages dignes de
ce nom. Le problème fut réglé : le lieu est devenu artistique,
communautaire, invitant.
Il se fait tard, je poursuis ma balade. Je prends la
Catherine vers l’Est. C’est le village, le quartier gay. La rue est interdite
aux automobiles l’été. Des milliers de bulles roses sont suspendues au-dessus
de nous. L’atmosphère y est particulière, pacifique, Un sentiment d’acceptation
règne. Des gens de partout sont attirés, en autant que ça ne se transforme pas
en cirque. Chaque année on aménage quelque chose de nouveau.
Et il y a des pianos droits acoustiques déployés un peu
partout dans la ville, les pianos publics, depuis 2012. Vous êtes pianistes?
Vous vous installez et jouez. Quel bonheur d’entendre la riche sonorité d’un
piano droit! Le dernier pianiste à jouer déploie la bâche sur l’instrument, pour
la nuit. En fin de soirée j’ai participé à quelque chose de spécial, un excellent
pianiste jouait et chantait des airs d’ici. Sur le piano, les paroles étaient affichées
et un tas de gens chantaient, nous chantions ensembles. Il y avait des gays, un
policier, des passants, deux handicapés avec leur voiturette électrique, des
femmes, des hommes. Nous nous sommes amusés un bon bout de temps.
En voyant ces gens réunis pour le simple plaisir d’être
ensemble, de chanter, de rire, je me disais que la société actuelle, celle d’ici,
est une société ouverte, un monde libre et universel.
Sur le chemin du retour je me suis souvenu qu’à maintes reprises
dans l’histoire, dès qu’une société devenait libre, ouverte, il survenait un
événement contraire, puissant, malheureux. On dirait même que c’est inévitable.
Il y a des gens qui détestent le « mélange des genres », à plusieurs
niveaux. Il y aura toujours des Duplessis, des Trump, des Harper, des Hitler,
des Le Pen qui sauront rallier un grand nombre d’individus pour décrier cette
ouverture et lancer des chasses aux sorcières menant parfois à des horreurs. C’est souvent de façon « démocratique » que
ces gens obtiennent le pouvoir, grâce à un argumentaire habile, en utilisant la
peur.
À la fin du 19ème siècle, Vienne était une ville
calme, heureuse, ouverte. On était certain que rien ne pourrait menacer la paix
sociale, que les guerres étaient désuettes, que les nationalismes obscurs ne
franchiraient pas la frontière, que le racisme bête et méchant n’avait pas sa
place. On se pensait moderne et solide. Rien n’est immuable, tout est éphémère.
Penser le contraire n’est pas de l’optimisme, c’est de la naïveté.
Désolé d’avoir été long et d’avoir terminé sur une note
moins joyeuse. Cela faisait partie de mes réflexions. C’est comme si pour un
soir j’étais devenu votre espion, comme si je rendais compte de ce que j’ai vu
et entendu, comme ce Restif de la Bretonne qui déambulait dans les rues de
Paris la nuit pour ensuite rendre compte de ses observations aux bourgeois qui finançaient
ses escapades nocturnes (fabuleux livre).
Grand-Langue