21 mai 2016

Grand-Langue au Rapport

Voilà la première vraie soirée d’été après un long hiver qui ne finissait pas de finir.

En ce vendredi, où que l’on soit à Montréal, on ne peut manquer les terrasses bondées, les sourires accrochés aux visages, les rires qui fusent de partout. Nous entamons un long week-end, le soleil est doux, il n’aveugle pas, il éclaire, il ne brûle pas, il caresse l’épiderme que chacun a pris soin de découvrir. Les piétons se faufilent entre les gens attablés et les commerces, admirant aussi bien les décolletés que les assiettes, émoustillant tous les sens! Le bonheur collectif est palpable (sic). Il y a des soirées comme ça.

Les drames et les petites misères seront oubliés jusqu’au lendemain. On entend des  musiques sans savoir d’où elles viennent, les verres s’entrechoquent, même la chorégraphie entre cyclistes et automobilistes se déroule bien. On n’a pas le goût de s’engueuler.

Je fais un arrêt à la Binerie pour me rassasier. Une famille parisienne est là, au comptoir, on discute un brin, ces gens apprécient l’esprit festif, une familiarité que l’on retrouverait entre membres d’une même famille, un héritage européen et une américanité certaine.

Il me faut un café et lire quelques pages. À l’intérieur des cafés on ne se chamaille pas pour la meilleure place, il n’y a personne, les gens sont dehors. Après avoir arpenté quelques rues du Plateau je descends la fière St-Denis. La belle grande rue a le cœur ouvert, on joue dans ses artères justement! La chirurgie durera tout l’été. Montréal en est là, il faut tout refaire sous les rues.

J’arrive au parc Émilie Gamelin. Un spectacle y a cours et une bonne foule écoute de la musique Klezmer. L’orchestre est solide, les gens rient, dansent, ils sont beaux. Historiquement, ce parc était occupé par des punks, des revendeurs de drogue. Les résidents étaient privés de leur parc. On y a donc aménagé un kiosque alimentaire original, on s’y désaltère, on y mange, il y a une scène, des équipements théâtraux, des éclairages dignes de ce nom. Le problème fut réglé : le lieu est devenu artistique, communautaire, invitant.

Il se fait tard, je poursuis ma balade. Je prends la Catherine vers l’Est. C’est le village, le quartier gay. La rue est interdite aux automobiles l’été. Des milliers de bulles roses sont suspendues au-dessus de nous. L’atmosphère y est particulière, pacifique, Un sentiment d’acceptation règne. Des gens de partout sont attirés, en autant que ça ne se transforme pas en cirque. Chaque année on aménage quelque chose de nouveau.

Et il y a des pianos droits acoustiques déployés un peu partout dans la ville, les pianos publics, depuis 2012. Vous êtes pianistes? Vous vous installez et jouez. Quel bonheur d’entendre la riche sonorité d’un piano droit! Le dernier pianiste à jouer déploie la bâche sur l’instrument, pour la nuit. En fin de soirée j’ai participé à quelque chose de spécial, un excellent pianiste jouait et chantait des airs d’ici. Sur le piano, les paroles étaient affichées et un tas de gens chantaient, nous chantions ensembles. Il y avait des gays, un policier, des passants, deux handicapés avec leur voiturette électrique, des femmes, des hommes. Nous nous sommes amusés un bon bout de temps.

En voyant ces gens réunis pour le simple plaisir d’être ensemble, de chanter, de rire, je me disais que la société actuelle, celle d’ici, est une société ouverte, un monde libre et universel.

Sur le chemin du retour je me suis souvenu qu’à maintes reprises dans l’histoire, dès qu’une société devenait libre, ouverte, il survenait un événement contraire, puissant, malheureux. On dirait même que c’est inévitable.

Il y a des gens qui détestent le « mélange des genres », à plusieurs niveaux. Il y aura toujours des Duplessis, des Trump, des Harper, des Hitler, des Le Pen qui sauront rallier un grand nombre d’individus pour décrier cette ouverture et lancer des chasses aux sorcières menant parfois à des horreurs.  C’est souvent de façon « démocratique » que ces gens obtiennent le pouvoir, grâce à un argumentaire habile, en utilisant la peur.

À la fin du 19ème siècle, Vienne était une ville calme, heureuse, ouverte. On était certain que rien ne pourrait menacer la paix sociale, que les guerres étaient désuettes, que les nationalismes obscurs ne franchiraient pas la frontière, que le racisme bête et méchant n’avait pas sa place. On se pensait moderne et solide. Rien n’est immuable, tout est éphémère. Penser le contraire n’est pas de l’optimisme, c’est de la naïveté.

Désolé d’avoir été long et d’avoir terminé sur une note moins joyeuse. Cela faisait partie de mes réflexions. C’est comme si pour un soir j’étais devenu votre espion, comme si je rendais compte de ce que j’ai vu et entendu, comme ce Restif de la Bretonne qui déambulait dans les rues de Paris la nuit pour ensuite rendre compte de ses observations aux bourgeois qui finançaient ses escapades nocturnes (fabuleux livre).

Grand-Langue

9 mai 2016

Par Quatre Chemins...

En 1976, une fois mes études complétées on m’embaucha à la radio de Radio-Canada. C’est à titre de technicien que je faisais la mise en onde et enregistrais diverses émissions.

Je me souviens de deux émissions à heure de grande écoute auxquelles j’étais assigné : le Montréal Express et… Par Quatre Chemins. Et oui, je travaillais avec Jacques Languirand, l’homme dont on parle beaucoup ces derniers temps, pour les mauvaises raisons.

On m’avait mis en garde : « Languirand n’est pas commode ». Il se voulait surtout extravagant, il aimait se distinguer. Il arrivait en retard aux émissions. Il venait me voir côté console. Anxieux, je le priais d’aller de son côté, au micro, qu’il devait entrer en onde dans moins d’une minute.

Il riait et me disait que nous avions l’éternité devant nous puis il traversait côté studio en se dandinant, il allumait des chandelles, il éteignait les lumières, disposait des bâtons d’encens, il s’étirait, oui, il s’étirait!

L’ennemi de la radio est le silence. Comme il ne pouvait commencer l’émission je diffusais en catastrophe un message avisant les auditeurs qu’un problème momentané nous empêchait de débuter l’émission, puis je mettais un peu de musique. La régie me contactait pour savoir ce qui se passait, les patrons téléphonaient, ils gueulaient, puis Languirand s’installait et me faisait signe de faire jouer le thème de l’émission... fade-out / Fade-in… musique… fade-out / fade-in…

-        Bonsoir auditeurs et auditrices. Pardonnez ce léger contretemps, c’est que mon technicien (et le salaud me nommait) a commis une légère bévue mais tout est maintenant rentré dans l’ordre.

Puis il riait très fort, l’aiguille du VU tapait dans le fond, créant de la distorsion, je baissais le son et alors il s’éloignait du micro, les auditeurs n’entendaient plus rien, je remontais le volume et il recommençait à hurler dans son micro en me regardant avec ses énormes sourcils en broussailles et son sourire diabolique que tout le monde connait.

C’était ça bosser avec Languirand. Après chaque émission je devais taper un rapport sur les « anomalies » survenues. Ce n’était pas vraiment drôle et pas aussi facile qu’il n’y parait de se retrouver sur les grandes consoles avec lesquelles je n’étais pas toujours familier et en même temps devoir deviner quel tour me jouerait Languirand.

Son art consistait à rapporter ce qui se passait sur le plan social et expérimental à travers le Monde. Il faisait jouer de la musique psychédélique ou du jazz inaccessible. Nous étions à la fin des années ’70.

Dès qu’une pièce musicale jouait, il venait me parler, il voulait connaitre mes impressions sur les sujets abordés, moi le jeune homme qui ne connaissait rien à la vie et qui ne se tourmentait que pour une chose : le déroulement de l’émission.

J’aimais quand même le bonhomme, sa contre-culture, ses lectures. J’ai toujours aimé les gens au caractère particulier. Bien des gens craignent les extravagants, pas moi. Aujourd’hui, assez curieusement, plusieurs me craignent. Je ne suis pas extravagant mais il m'arrive d'échanger avec des gens réputés " suspects ". Ça te laisse un peu seul, même si tu souhaites pas ça.

À l'époque, lors de week-ends il organisait des séances d’introspection, des thérapies de groupe, n’importe quoi, tout le monde tout nu à la campagne, assis en rond, "on" expérimentait plein de choses. "On" protestait contre tout, "on" réinventait le Monde et "on" se gelait la face. Notez que le « on » exclus la personne qui écrit.

J’ignorais alors que ce même Languirand consultait, qu’il déprimait, chutait et rechutait. Aujourd’hui, alors qu’il a 85 ans et atteint d’Alzheimer, que sa fille et son épouse sont décédées, on l’accuse d’avoir abusé sexuellement de sa fille. Parait que sa parenté était au courant, qu’il ne s’en cachait pas.

Je n’éprouve pas de sympathie particulière envers l’homme, mais comme il fait la manchette, je voulais partager avec vous quelques moments vécus en sa compagnie, pour vous dire comment il était « à micro fermé ». Il n’y a pas de morale à cette histoire, sinon qu’il est peut-être sain de se méfier des gourous aux énormes sourcils.


Grand-Langue